La table de désorientation : contre-monument à une statue coloniale

Texte gravé en français et arabe sur la table de désorientation

Qui es-tu?

Regardons dans le miroir mal poli de notre mémoire.

Nous y lirons un texte, dont il manque des voyelles pour penser notre Histoire à trou.

À vous de les replacer pour rendre l’absent présent à l’esprit.

Qui es-tu?

Permets-moi cette familiarité. J’ai l’impression de te connaître depuis que tu t’es immiscé dans les cauchemars de mon père, Malek, exilé algérien à Nancy. Tu le réveilles la nuit et l’étrangles. Il retombe dans l’abîme du silence de l’innocence déchirée. Enfant, quand il te rencontrait dans la ville coloniale de Boufarik, en Algérie, il demandait à sa mère : « Qui est ce soldat? » Elle lui répondait : « Mange ton orange et tais-toi ! ».

- ⴰⵏⵡⴰ- ⵜ ⵓⵙⴻⵔⴷⴰⵙ-ⴰ ?

- ⴻⵞⵞ ⵜⴰⵞⵉⵏⴰⵜ-ⵉⴽ ⵜⴻⵙⵙⵓⵙⵎⴻⴹ

Elle préférait taire les crimes de l’occupant pour ne pas réveiller son courroux. Tu l’as poursuivi à Nancy dans une traînée de soupirs. Le silence lui non plus n'a pas de voyelles. Il est un chuchotement sourd. Il arrache les oreilles.

Qui es-tu?

- « Un soldat inconnu », me répondent des passants, qui passent sous ton ombre sans te regarder.

- « Un poilu de la Première guerre », avance l’un. Pourtant, tu n’as pas connu les tranchées.

- « Un grand militaire scientifique au service du progrès », suppute l’autre, car tu fais face à Artem, le pôle d’excellence universitaire.

Qui es-tu?

« L’Histoire est écrite par les vainqueurs », dit l’adage. Des pages d’histoire te sont consacrées. Tu te nommes Jean Pierre Hippolyte Blandan, grade : sergent. Tu as succombé à tes blessures en 1842 à la suite d’un combat contre près de trois cents cavaliers algériens à Béni Mered. Héroïsé, une statue est érigée à ta gloire en 1887 à Boufarik. Elle est « rapatriée » à Nancy à l’indépendance de l’Algérie en 1963. Aujourd’hui, elle se confond avec toi.

À Boufarik, tu es parti, mais ton absence est aussi spectrale. Au carrefour de la ville, où tu trônais auparavant, tu as été remplacé par une grosse orange. Plus loin, ton "tueur", le « glorieux » Cheikh Badaoui, que la légende disait invincible, a eu droit à une place à son nom, et non à son effigie.

À Boufarik, les anciens se souviennent. De tes 3,35 mètres de haut, tu t’imposais à la vue de tous. Je leur ai dit que le sculpteur et fondeur de ta statue avait triché sur ta taille. Tu étais un petit homme de 1,58 mètres avant d’être une statue. Mais baïonnette tranchante à l’épaule, doigt menaçant pointant le sol et visage renfrogné, tu savais leur faire peur. Les Algériens qui t’ont croisé, au coin de la rue, enfants, te craignent encore. Quand ils parlent de toi, la terreur ressurgit.

Certains regrettent que tu sois maintenant à Nancy. Le récit a besoin de symbole pour exister. « Voilà contre quoi les colonisés ont lutté », auraient-il pu dire en te désignant. Peut-être as-tu bien fait de partir? Des habitants ont ouvert le feu sur toi en 1962 et cassé le visage en bronze de tes frères d’armes gravés sur les hauts-reliefs. Ils voulaient détruire dans la matière la représentation coloniale de l’histoire, qui faisait de toi l’agresseur, l’agressé. Ils ne veulent pas que tu reviennes. Maintenant que tu es en France, où tes statues-sœur, de la République et de la Nation à Paris, ont été fondues par la même fabrique, Thiébaut, que faire de toi? 

Que ta présence fantomatique nous aide à faire émerger les récits silenciés pour tisser les fils de notre histoire.

Et toi lecteur, quelle histoire se reflète en miroir dans ce texte ?

Dorothée-Myriam Kellou

Le texte a été traduit en arabe par la poétesse algérienne Lamis Saïdi

Table de désorientation, un contre-monument face à la statue Blandan

L’inauguration de la Table de Désorientation a eu lieu le 6 novembre prochain face à la statue coloniale du sergent Blandan à Nancy.

Cette œuvre, commande artistique du musée, je l'ai imaginée avec Susana Gállego Cuesta, directrice du musée des Beaux-Arts de Nancy, et Kenza-Marie Safraoui, conservatrice du patrimoine au Palais des ducs de Lorraine – musée Lorrain, en charge de la Mission Histoire-Mémoire.

Une table pour décentrer son regard sur l'histoire coloniale 

Inspirée des tables d’orientation, l’installation permanente propose l’inverse : désorienter.
Dressée à la verticale (1,59 mètre — la taille réelle du sergent Blandan), la table circulaire en métal est gravée d’un texte poétique que j'ai écrit.

Traduit en arabe par la poétesse Lamis Saïdi et ponctué d’un passage en tamazight, ce texte propose une contre-histoire du point de vue des colonisés et de leurs descendants. Il invite le lecteur, dont le visage se reflète en miroir, à combler les blancs de l’histoire et à interroger l’impensé colonial.

Une œuvre collective

La réalisation de la Table de Désorientation a réuni :

  • l’artiste/designer Colin Ponthot,

  • les typographes Redouan Chetuan et Romain Morieux,

  • les apprentis de l’Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM) de Maxéville,
    avec la collaboration de l’École nationale supérieure d’art et de design (ENSAD) de Nancy et de l’Atelier national de recherche typographique (ANRT).

Ce contre-monument poétique ouvre à Nancy une réflexion inédite :
que faire des statues coloniales dans l’espace public ? Comment donner place à la mémoire des anciens colonisés ?

Il a été accompagné de la sortie d'un podcast sur le fantôme de Blandan, que j'ai conçu avec Arte radio.

Ecouter le podcast

©Ville de Nancy, Adeline Schumacker.