A Mansourah - Le Point

Interview de Dorothée Myriam Kellou par Hassina Mechaï, publiée dans le Point le 27 novembre 2019.


« On ne pense pas assez à l’Algérie comme territoire de déracinés »

HISTOIRE. À partir d’un documentaire, Dorothée-Myriam Kellou réveille la mémoire des camps de regroupement de populations pendant la guerre d’Algérie. Explications.

À Mansourah, tu nous as séparés. Un documentaire intime, voire intimiste, quiaborde un aspect douloureux de la guerre d’Algérie. Bien que ces campsaient été organisés dans les Aurès très vite après le début des « événements d’Algérie » en novembre 1954, leur existence ne fut révélée qu’en 1959. Il aura fallu la « fuite » dans la presse du rapport rédigé par le tout jeune inspecteur des finances Michel Rocard pour que cet aspect des « événements d’Algérie » soit porté à la connaissance de l’opinion publique française et internationale. Combien d’Algériens furent soumis à ce traitement ? Leschiffres varient selon les chercheurs, mais ces déplacements massifs depopulations se firent au risque d’une rupture anthropologique profonde quiaura durablement scarifié le pays. C’est en ce sens que le documentaire deDorothée-Myriam Kellou est passionnant. La journaliste donne la parole aux témoins de l’époque et on découvre un pan important de l’histoire de l’Algérie.

Jamais intrusif grâce à une caméra discrète et pudique, jamais indélicat par les questions posées et le silence accepté, À Mansourah, tu nous asséparésdévide le fil d’une histoire humaine et d’une mémoire singulière. Sur fond de tragédie et de guerre, le documentaire ne se fait pourtant jamais accusateur ou vindicatif. Capté à hauteur d’hommes, avec la densité émotionnelle que cette position permet, il rouvre le passé sans gratter lesplaies. Il trace aussi en creux le portrait d’une fille partie sur les traces de son père. Une quête d’enracinement à rebours pour contrer le flottement de l’oubli et l’écriture blanche du silence. Le documentaire a été remarqué lors denombreux festivals internationaux. Il a aussi été sélectionné au prochain International Documentary Film Festival à Amsterdam. Entretien.

Le Point Afrique : comment avez-vous été amenée à travailler sur ce sujet ?

Dorothée-Myriam Kellou : J’ai grandi à Nancy, sans accès à la mémoire, leslangues de l’Algérie, le pays de mon père, réalisateur exilé en France. Trèstôt, j’ai cherché à me rapprocher de l’Algérie. J’ai fait des études de sciences politiques et d’arabe, puis j’ai étudié au Caire et travaillé à Jérusalem pour le ministère français des Affaires étrangères. Là-bas, je faisais un suivi de lacolonisation en Cisjordanie et ai commencé à m’interroger sur les effets d’une occupation militaire sur la psyché. Mon père m’avait offert un scénario defilm Lettres à mes filles, où il parlait de son enfance pendant la guerred’Algérie. Il regrettait de « ne pas avoir pu, ne pas avoir su transmettre leslangues et la mémoire d’un peuple » à ses filles. Je n’étais pas prête àregarder les blessures de mon père. Je les laissais silencieuses, c’est ainsi que je les avais toujours connues.

Mes études à l’université de Georgetown ont été décisives pour mon film. L’unde mes professeurs, spécialiste de l’Algérie coloniale, m’a invitée à « creuser du côté de l’oubli ». Mon père m’a rappelé alors le scénario offert. J’ai alors découvert qu’il avait grandi dans un village, Mansourah, près de Bordj Bou Arreridj, qui pendant la guerre était entouré de fils barbelés. Je lui ai demandé de quoi il s’agissait. Il m’a répondu : « Les regroupements de populations organisés par l’armée française pendant la guerre, le point d’attaque d’une histoire qui nous a donné droit à l’errance et à l’immigration. » Je ne comprenais pas. J’ai commencé ma recherche.

Comment avez-vous travaillé, à partir de quelles sources notamment ?

J’ai lu d’abord, entre autres Le Déracinement de Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad et Les Regroupements de la décolonisation en Algérie deMichel Cornaton. Puis je suis allée en France, où j’ai mené des recherches dans les archives militaires de la guerre d’Algérie au Service historique del’armée de terre (SHAT) à Vincennes. Plusieurs rapports dits « secrets » signés de la main du colonel Buis, commandant en chef du secteur del’Hodna-Ouest, concernaient le regroupement des populations à Mansourah. En lisant ces rapports et en regardant les cartes militaires, je commençais àcomprendre la logique des regroupements. L’objectif était d’abord militaire : priver l’Armée de libération nationale (ALN) de tout soutien logistique de lapopulation rurale.

L’objectif était ensuite politique : placer la population rurale algérienne sous lasurveillance et l’influence directe de la France. J’étais abasourdie par le nombre. En 1962, plus de 2 350 000 Algériens avaient été regroupés dansdes camps créés par l’armée française et 1 175 000 dans des villages ou bourgs placés sous surveillance militaire française. Au total, plus de la moitié de la population rurale algérienne avait été déplacée de son lieu d’habitation d’origine. J’ai ensuite cherché à entendre la parole d’anciens appelés, militaires ou de carrière, qui avaient servi dans la région de Mansourahpendant la guerre. Grâce à la FNACA, j’ai retrouvé plusieurs témoins et acteurs de cette époque. Lorsque je suis partie à Mansourah, j’étais forte detoute cette connaissance.

Vous avez privilégié cependant de filmer la mémoire humaine, notamment àtravers des témoignages de personnes qui ont vécu cette période…

Lorsque je suis partie à Mansourah, c’était la première fois que j’allais dans le village. Mon père n’y était pas retourné depuis cinquante ans. Nous avons recueilli la parole d’anciens regroupés, d’amis et famille de mon père. Il m’était difficile de découvrir le pays d’une partie de mes ancêtres à travers le prisme du déracinement en masse d’une population. J’avais l’impression intérieure d’un pays de ruines. Mais j’ai aimé la force de ces habitants que je rencontrais, leur imaginaire, leur manière d’être au monde, leur faculté à me raconter, sans haine et sans rancune. Je les écoutais, mon père, eux, et j’imaginais réaliser un film où leur mémoire pourrait se déployer, avec émotion et sincérité. Je crois que c’est la force de ce film que j’ai pu réaliser avec l’aide de mon père à Mansourah. Il est un espace où chacun se raconte avec lapuissance de l’émotion que suscite pour lui l’évocation d’un tel événement. Je ne voulais surtout rien forcer, rien leur arracher au silence.

Ce film fut-il compliqué à financer ?

J’aurais pu réaliser ce film dans le cadre d’une commémoration officielle en Algérie, comme le 50e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie. Mais je ne voulais pas inscrire ce film dans ce cadre politique. Je tenais à ce que le film reste personnel, intime, et loin de toute suspicion d’instrumentalisation politique. Et pour les habitants du village, c’était important aussi. Je me souviens de la crainte de l’un d’eux, il avait peur de l’effacement. Ce film pour lui, comme pour bien d’autres, devait rester, être un film-mémoire. J’ai donc œuvré pour que le film soit coproduit et financé par plusieurs pays et institutions. En France, j’ai bien sûr rencontré des résistances au début. « Ça fait cinquante ans, vous ne voulez pas passer à autre chose ? » Cette injonction d’un financeur était très emblématique. « Comment tourner la page si on ne l’a pas écrite ? » a très joliment répondu un jeune spectateur lors d’une projection de mon film.

En quoi ce qui s'est passé à Mansourah a été emblématique d'une situation algérienne ?

Les regroupements de populations pendant la guerre d’Algérie ont causé des changements profonds et irréversibles dans les modes de vie et les mentalités des populations. Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad, dans Le Déracinement, le mettaient déjà en lumière : abandon de la micro-agriculture et de l’artisanat, développement du salariat, attentisme et immobilisme social, exode en masse vers les villes. Le village de Mansourah n’a pas été épargné par ce coup fatal porté à l’Algérie rurale.

Ce film est-il, au-delà de l'histoire tragique, une quête personnelle ?

J’aurais pu faire un film historique, avec des témoignages des acteurs en France et en Algérie, éclairés par des rapports de l’armée française et lesanalyses de chercheurs. Ma formation en histoire aux États-Unis m’y poussait. Mais à un moment donné, j’ai accepté que je sois en quête, en quête d’une mémoire, d’un ancrage autre que dans le silence. Mon père est devenu le fil rouge de cette enquête de mémoire, puzzle de souvenirs épars que chacun doit rassembler pour comprendre. Ce qui m’intéressait, c’était l’intime, le sensible. Je voulais avoir accès à ce qui les avait bouleversés, leur permettre de le dire, les faire parler, laisser parler mon père. J’ai accepté quele témoignage soit édifiant et qu’il ne soit pas ombragé par une parole d’expert. Je crois que c’est ce qui touche le public. Chacun peut se projeter dans ma quête de mémoire à travers les silences, imaginer lesbouleversements de l’intime et du territoire provoqués par cette politique systématisée à l’ensemble du territoire algérien.

Plusieurs dimensions du film s'entrelacent. L'humain et l'intime, l'historique et la mémoire non dite. Comment travailler sur tous ces plans pour qu'ils se combinent et ne s'annulent pas ? Car, au fond, ce film est aussi de l'ordre dela réparation…

Je n’ai pas pensé ce film comme réparation, mais au final c’est ce qu’il produit. On conceptualise après coup. Nous avons pu projeter le film en avant-première à Paris à l’Institut du monde arabe. La psychanalyste Karima Lazali a dit quelque chose de très juste sur scène. Le film permet de sortir dela « zone interdite », pour reprendre le nom de ces territoires qui avaient étévidés de leur population et interdit d’accès. À chaque projection publique en France, en Algérie, la parole se libère, des anciens regroupés témoignent, des jeunes qui n’ont pas eu accès à cette mémoire, parlent. Ce qui est fort, c’est que chacun le fait avec beaucoup d’émotions et de sensibilité. Sans doute parce que le film touche à cet endroit-là. Je suis heureuse d’avoir pu réaliser ce film et le partager avec d’autres qui pourraient être, comme moi j’ai pu l’être, en carence de mémoire qui affaiblit.

Deux personnes sont très présentes dans votre film, votre père évidemment, mais aussi une dame, moudjahida…

J’ai construit le film autour du personnage de mon père, de retour dans son village natal. Ensemble, nous allons à la rencontre de ceux avec qui il a grandi, enfant. C’est beau d’ailleurs, ça transparaît dans le film. Mon père semble avoir retrouvé ses 10 ans dans le regard. Il n’était pas retourné depuis cinquante ans à Mansourah et pourtant tous se souvenaient de lui. Il était le fils du Hadj Khalifa, le réalisateur parti vivre en France. Dans le film, il y a ce passage avec La Aldja, une militante du FLN, issue d’une « grande famille derévolutionnaires de la première heure ». C’est ainsi que mon père me l’a présentée. Elle a accepté de parler pour la première fois devant une caméra en souvenir de ma grand-mère qui a su les recevoir à Mansourah. Mon père m’a raconté une très belle histoire. Ma grand-mère, à la naissance de la fille de La Aldja, aurait enlevé ses boucles d’oreilles et les aurait mises sur lesoreilles de la nouvelle-née. C’est au nom de ce geste vieux de cinquante ans qu’elle nous a ouvert ses portes. Elle m’offrait à son tour un bijou, ses souvenirs.

Ces déplacements de population et camps de regroupement ont constitué une rupture quais anthropologique de la société algérienne. Faites-vous le lien entre ces déséquilibres et les crises qu'a connues ce pays, notamment laguerre civile ?

Il faudrait documenter ce lien possible. Mon père, la première fois que je l’ai interrogé, a naturellement fait cette corrélation. Il y a eu un tel déracinement, un tel désancrage, quelque chose de l’ordre du lien social qui a été brisé et qu’il sera difficile de réparer, surtout si on ne nomme pas cette déchirure. On ne pense pas assez à l’Algérie comme territoire de déracinés, or c’est unprisme qui me paraît essentiel pour comprendre la société actuelle.

Comment les publics rencontrés réagissent-ils ?

Le film ne parle pas qu’à ceux qui, comme moi, pourraient s’interroger sur l’histoire de leurs parents, anciens colonisés par exemple. Il est reçu profondément par un public plus large. Chacun peut s’identifier à cette quête, à ce voyage père-fille, à ce désir d’un récit choral. L’idée n’est pas de raviver les blessures, de les utiliser, mais simplement de dire, de raconter, de créer du récit pour que nous puissions savoir et cesser de nous débattre dans le vide de la transmission. Selon les publics, je note que chacun projette sur ce film son histoire personnelle. Il y a dans ce film visiblement une universalité qui me rassure. Nous sommes là dans un exil qui ne se racontait pas. Certains y trouvent les traces d’un exil familial, d’autres celles du silence, d’autres celles de la mémoire. J’avais peur que ce film soit inaudible, mais non ; je me rends compte que les gens, quelles que soient leur nationalité ou origine, y trouvent un écho. Le déni de mémoire ou son manque, dans lesretours que j’ai eus, reviennent beaucoup. Cette résonance me touche.

Ce film a pu aussi faire rencontrer les deux parties de ma famille, la française et l’algérienne. Il est reçu différemment selon qui le reçoit. Je viens d’undouble environnement, donc j’ai appris à composer et naturellement j’aime réconcilier. Je ne voulais pas faire un film accusatoire, mais faire un film derencontre qui est de l’ordre de l’intime. Et là j’observe quelque chose quis’ouvre. Même si j’ai pu être en colère face à cette histoire, j’ai pu la traverser et rester dans l’apaisement. J’ai noté, après ce documentaire, une transformation. Cela m’a ancrée dans une histoire, celle de ma famille et celle de l’Algérie. En France, on a une réaction défensive face à ces histoires coloniales. Mais je pense que c’est une opportunité pour ma génération, mais pour d’autres aussi, d’entendre ce qu’il y a à dire. Cette réaction défensive bloque la parole et fait oublier l’humain. Il ne faut pas se sentir menacé mais concerné.

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