A Mansourah - Le Monde

Algérie : « Mansourah et le fantôme de mon père »

par Dorothée Myriam Kellou

23 janvier 2021

Pendant la guerre d’Algérie, plus de la moitié de la population rurale a été déplacée de son lieu d’habitation. Un « déracinement de masse » sur lequel a enquêté la journaliste et réalisatrice Dorothée Myriam Kellou.

« Toute l’histoire de la souffrance [coloniale] crie vengeance et appelle récit. » Edouard Glissant

Une statue noire, en bronze, baïonnette à l’épaule, le doigt pointé vers moi, me regarde avec sévérité. Ou est-ce moi qui la dévisage, signe d’un affront prochain, pour qu’elle sorte l’histoire qu’elle cache dans ses entrailles ?

Cette statue du sergent Blandan, figure de la conquête coloniale en Algérie, est le fantôme de mon père, Malek Kellou. Elle trônait sur la route de son village, Mansourah, en Kabylie, jusqu’à l’indépendance. Enfant, elle lui faisait peur. On ne représentait pas l’humain dans sa culture musulmane. Et elle lui rappelait l’occupation militaire de son pays, l’odeur du napalm qui noircissait le bleu du ciel des montagnes qui entouraient son village.

Cette statue, il l’a retrouvée, comme un rendez-vous avec le destin, quarante ans plus tard, érigée à Nancy, où il s’est installé pour travailler comme réalisateur pour la télévision française. Et la mémoire de la guerre et de la colonisation en Algérie, qu’il avait enfouie au plus profond de lui, a soudain ressurgi. Chaque nuit, son fantôme le visitait et mon père, effrayé, se levait. Pour chasser la terreur qu’elle réveillait en lui, il écrivait.

Il a écrit Lettre à mes filles, un projet de film documentaire qu’il n’a pas tourné. Il me l’a offert un soir de Noël, en 2010. A l’époque, je n’en ai rien fait. Je n’étais pas prête à affronter l’histoire. J’avais fini mes études de sciences politiques et d’arabe en France et en Egypte. Je travaillais pour le ministère français des affaires étrangères à Jérusalem, où je documentais la colonisation des territoires palestiniens occupés. Là-bas, je me confrontais à la violence d’une occupation militaire, à la dépossession vécue et à la perte mémorielle. A petits pas, sans le savoir, je me rapprochais de l’histoire de mon père, de son village, de tout un peuple.

« Je n’ai jamais revu ma maison »

C’est aux Etats-Unis, où je poursuivais mes études de master en histoire et en arabe, que j’allais commencer ma fouille. En France, je n’avais pas pu, pas su me lancer dans cette longue excavation de l’histoire pour mettre au jour ce qui est enfoui. J’ai relu cette Lettre à mes filles, que j’avais rangée dans mes « tiroirs à oublis ».

« J’ai élevé mes deux filles à Nancy, loin de l’Algérie, loin de la culture berbère et arabe, loin de leurs langues. C’est un peu comme si, inconsciemment, je n’avais pas voulu, pas pu leur transmettre cette part primordiale de la culture d’un pays, d’un peuple. C’est pour elle que j’écris.

Je suis originaire d’un hameau de Mansourah, un village de petite Kabylie, en Algérie. Pendant la guerre, l’armée française avait décidé l’évacuation des hameaux trop isolés, dont celui dans lequel nous vivions : Mansourah “tha Darth”, le bourg en berbère.

Nous avons été regroupés au centre, un lieu placé sous le contrôle de l’armée française. Le terrain était entouré de barbelés et il nous fallait obtenir des autorisations pour cultiver nos champs laissés à l’abandon. Selon les autorités françaises, il s’agissait de protéger les femmes et les enfants du FLN [Front de libération nationale], mais surtout, selon moi, de limiter le soutien des populations algériennes aux combattants du FLN.

Je ne suis jamais retourné dans mon village depuis cette époque. Je n’ai jamais revu ma maison, je n’ai jamais revu mes amis de Mansourah. Aujourd’hui, c’est mon souhait le plus cher d’y retourner. J’y retournerai»

Je ne comprenais pas. J’avais le texte, mais pas le contexte. Je ne redoutais plus « la peur qu’éprouvent les conquérants du souvenir » (Mahmoud Darwich). Je décidai d’affronter l’histoire. Je commençai mes recherches.

Des camps sous surveillance

Au début de la guerre d’Algérie (1954-1962), pour combattre le FLN engagé dans une lutte armée contre la colonisation, l’armée française décide de vider les villages difficiles d’accès, soutiens logistiques et émotionnels à la rébellion. Des zones déclarées interdites sont créées et la population regroupée dans des camps sous surveillance et influence directe de la France. A la fin de la guerre, plus de 2,35 millions d’Algériens ont été regroupés dans des camps créés par l’armée française et 1,175 million dans des villages ou bourgs placés sous surveillance militaire française. Au total, plus de la moitié de la population rurale algérienne a été déplacée de son lieu d’habitation d’origine pendant la guerre d’Algérie.

Les statistiques de ce déplacement en masse me donnaient le vertige. Je poursuivis mes recherches. Je découvris un rapport qui avait fuité dans le journal Le Monde en avril 1959. Il révéla à l’opinion publique française les conditions de vie dramatiques dans les camps de regroupement. La faim et les maladies sévissaient. Le rapport évaluait la mortalité infantile à 500 enfants par jour. Ce document essentiel, rédigé par le jeune et encore inconnu Michel Rocard, fit craindre la répétition d’une histoire récente, l’expérience concentrationnaire de l’Allemagne nazie. Afin de dissiper tout doute, les autorités françaises redoublèrent leur effort de communication sur le « programme des 1 000 villages ». Les camps devaient devenir de « vrais villages », dotés d’une école, d’un dispensaire et d’un point d’eau potable. Ils seraient bientôt des outils de modernisation de l’Algérie rurale. Ce discours a contribué à effacer la réalité du déracinement et de ses conséquences sur l’Algérie rurale.

Dès les années 1960, les travaux des sociologues Pierre Bourdieu, Abdelmalek Sayad (le déracinement) et Michel Cornaton (les camps de la décolonisation) ont mis en lumière les changements profonds et irréversibles que les regroupements ont causés dans les modes de vie et les mentalités des populations : abandon de l’agriculture familiale et de l’artisanat, développement du salariat, attentisme et immobilisme social, exode en masse vers les villes.

Je poursuivis ma recherche d’ouvrages plus récents. En 2012, la dernière vague de recherches sur le sujet (Sacriste, Henni, Zeghidour) n’avait pas encore été publiée. Face au constat de l’amnésie collective, je me mis sur les traces de la mémoire. Je cherchais à avoir accès à l’intime de cette histoire. Je voulais arracher les mots sur l’expérience vécue que l’histoire officielle masque ou nie.

Une mémoire orale éclatée

Dans un effort de reconstruire l’histoire, j’emmenai mon père, cinquante ans plus tard, à Mansourah, dans son village natal. Ensemble, nous avons recueilli, sur les lieux, la mémoire des déplacements forcés et fabriqué un film. Le thème de l’oubli traversait les témoins, qui, avec nous, se souvenaient de la violence et de la dépossession vécues.

Pour dire « le passé, notre passé subi, qui n’est pas encore histoire pour nous, [qui] est pourtant là, qui nous lancine»(Glissant), je décidai de faire un film. J’empruntai ainsi la langue de mon père, le cinéma, pour rassembler en un lieu, le film, une mémoire orale éclatée et créer une archive collective. Le film A Mansourah, tu nous as séparés (produit par les films du Bilboquet et HKE) m’a permis d’explorer notre histoire et de la partager avec d’autres qui, comme moi, cherchent une histoire qui n’est pas dite.

Je l’ai accompagné en festivals en France, en Algérie, dans plusieurs pays du monde. Souvent, à l’issue des projections, des témoins de cette époque et leurs descendants venaient me parler. Les premiers me confiaient leur mémoire, les seconds me disaient souffrir de ne pas savoir. Comment s’ancrer dans le monde sans mémoire de son histoire ?

« L’oubli offense, et la mémoire, quand elle est partagée, abolit cette offense » Edouard Glissant.

Je comprenais leur malaise, signe d’un passé oublié. Pour décloisonner cette mémoire, la rendre accessible à un plus grand nombre, je décidai de poursuivre ma recherche. Je suis retournée en Algérie, seule cette fois, à la recherche des traces mémorielles de cette politique systématisée à l’ensemble du territoire algérien.

Je rencontrai Hugues Robert, le fils de Jean-Marie Robert, préfet de la République qui dénonça les camps, décrit sans ambages la désolation de la population coupée de sa terre, de son ancrage, et aida les paysans à retourner vivre dans leurs villages détruits. Je retournai sur les traces d’un camp à Melbou, près de Béjaïa, en Kabylie, qui existait toujours, bientôt recouvert par des constructions d’une urbanisation anarchique. J’allai aussi visiter un village socialiste, projet du président Boumédiène pour redistribuer la terre, construit à l’emplacement d’un ancien camp. J’allai voir les ruines des villages détruits pendant la guerre et rencontrai ceux qui essayaient en vain de les faire revivre. Et je m’interrogeai sur les conséquences de ce déracinement en masse. Que se passe-t-il quand la société nie et refuse de se confronter à l’origine souffrante de l’histoire ? Que se passe-t-il quand on n’a plus que des ruines et du silence à léguer à sa descendance ?

Cette recherche est devenue un podcast, « L’Algérie des camps », disponible sur le site de France Culture (prix Albert Londres/France Culture). Qu’il permette à d’autres de quitter ce malaise qui m’a tant travaillée, de faire ressurgir la mémoire et de bousculer « l’impensé colonial », en France comme en Algérie.

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