Le "contre-monument" dans la presse régionale
Au pied du sergent Blandan place Padoue à Nancy, une « Table de Désorientation » interroge la mémoire de la colonisation
« A Nancy, nous ne déboulonnons pas, mais nous ne dissimulons pas. » Plutôt que de faire tomber de son piédestal le sergent Blandan, soldat colonisateur de l’Algérie, le choix original a été fait d’associer à son monument une « Table de Désorientation ». Une œuvre d’art qui tente de le « remettre à sa juste place ».
Lysiane Ganousse
Pourquoi donc l’avoir mise là ? Pourquoi, en 1990 (!), les autorités nancéiennes ont-elles éprouvé le besoin d’ériger sur la place publique la statue triomphante d’un colonisateur, recluse dans l’anonymat d’une cour de caserne depuis près de 30 ans ?
La question devait hanter bien des esprits ce jeudi matin. Et c’est Chaynesse Khirouni, présidente du conseil départemental, qui l’a finalement posée à haute voix.
Cette question, Malek Kellou se la posait, lui, depuis plus de 30 ans. Il connaissait bien la silhouette du sergent, et pour cause ! A l’âge de 10 ans, c’est au cœur de Boufarik, son village en Algérie, qu’il en croisait déjà la haute et terrifiante silhouette. Celle de ce militaire mort « en héros » en 1842 près de Boufarik lors de la conquête coloniale de l’Algérie. Mais quand il interrogeait sa mère sur ce que le bonhomme représentait, une phrase tombait et mettait fin à toute discussion : « Mange ton orange et tais-toi. » C'était en pleine bataille d'Alger.
« Mange ton orange et tais-toi »
Plus tard, les accords d’Evian poussèrent les colonisateurs dehors. Et en 1963, la statue déboulonnée a été évacuée à Nancy. Remisée.
Entre-temps, le jeune Malek suivait sa famille sur les chemins de l’immigration. Faisait ses études de cinéma en Belgique, faisait sa vie en Lorraine, fondait famille. Puis un jour de 1990, sans crier gare, le fantôme de Blandan s’est imposé à nouveau dans son paysage, physique et mental, place de Padoue. Et revenait la hantise…
Malek lui-même, dès 2022, avait trouvé comment faire reculer le spectre, en tournant un film impliquant aussi des élèves du lycée Jeanne-d’Arc. Sorti en 2024 sous le titre « Mange ton orange et tais-toi ».
Mais ce jeudi matin, c’est directement au pied du sergent Blandan que se sont à nouveau posées les questions du petit Malek d’autrefois. « Qui es-tu ? »
Les héros des uns sont, pour d'autres, les bourreaux
Cette fois, c’est la propre fille de Malek, Dorothée-Myriam Kellou, qui pose la question à l’adresse du soldat fantôme. Une question gravée sur une « Table de Désorientation ». Une initiative inédite.
Car, en ce petit matin d’automne 2025, il était temps de remettre le spectre à sa juste place. A sa place dans l’histoire coloniale et décoloniale, dans l’histoire de la France et de l’Algérie, dans l’histoire d’une relation qui n’est pas expurgée de toute douleur aujourd’hui et où les héros des uns sont, pour d’autres, les bourreaux.
Dressée à la verticale, comme pour changer l’axe de nos réflexions et de nos regards, cette table miroir nous renvoie à notre histoire. Qui n’est pas gravée dans le marbre… Et le texte de Dorothée-Myriam, par ailleurs journaliste, autrice et réalisatrice, y évoque en français et en arabe, ce que fut le spectre pour l’histoire officielle française ; ce qu’il fut pour son père ; mais aussi pour le village de Boufarik aujourd’hui. Elle se demande ce qu’il est encore pour le piéton qui croise son ombre sur le sol de la place Padoue.
« Nous refusons la censure simpliste »
L’objet se veut autant une « re-contextualisation historique » qu’une « adresse poétique » au monument colonial du sergent. Parce qu’en effet, « il ne s’agit pas de déboulonner les statues, mais de les contextualiser », pose le maire Mathieu Klein. « Nous refusons la censure simpliste. L’injustice du passé ne se corrige pas par l’aveuglement du présent. » Mieux encore : cet « anti-monument poétique » est œuvre d’art, et à ce titre, compte bien stimuler notre pensée critique. « Une œuvre qui accepte de travailler l’histoire par l’émotion et par l’intime », résume Kenza-Marie Safraoui, conservatrice du Musée lorrain, en charge de la mission Histoire-Mémoire.
La Table de Désorientation inaugurée pour faire contre-point, contre-histoire à la statue triomphante du sergent Blandan. Photo Lysiane GANOUSSE
C’est à elle, mais aussi à Dorothée-Myriam Kellou et Susana Gallego Cuesta, directrice du musée des Beaux-Arts que l’on doit la conception de la Table. Laquelle, par ailleurs, a bénéficié du savoir-faire du designer Colin Ponthot, du typographe Redouan Chetuan, des apprentis de l’Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM) de Maxéville. Ils sont donc nombreux à s’être penchés… sur la question ! Et tous peuvent ainsi s’en emparer à présent : qui était, vraiment, le sergent Blandan ?
Lire les autres articles