Le Monde : Un « contre-monument » à une statue coloniale à Nancy, une première en France

Un « contre-monument » à une statue coloniale à Nancy, une première en France

Une œuvre artistique a été inaugurée, jeudi 6 novembre, sur la place de Padoue, donnant la réplique au sergent Jean Pierre Hippolyte Blandan, figure de la conquête d’Algérie.

Par Frédéric Bobin (Nancy, envoyé spécial)

Publié le 08 novembre 2025 à 05h30

L’inauguration de la « Table de désorientation » au pied de la statue du sergent Blandan, à Nancy, le 6 novembre 2025. LYSIANE GANOUSSE/« L’EST RÉPUBLICAIN »/MAXPPP

Le face-à-face est troublant. Dressé vers le ciel, un disque de métal haut de 1,60 mètre, gros miroir réfléchissant le monde alentour – les nuages, les passants, les feuilles d’automne –, a surgi au pied de l’écrasante statue du soldat de l’armée d’Afrique. En ce jeudi 6 novembre, sur la place de Padoue, à Nancy, une petite assemblée assiste à une singulière inauguration, celle d’un « contre-monument » donnant la réplique au sergent Jean Pierre Hippolyte Blandan, figure militaire de la conquête d’Algérie, tué au combat en 1842.

L’œuvre, dessinée par Colin Ponthot et réalisée par les apprentis du pôle formation UIMM (Union des industries et métiers de la métallurgie), est une création artistique déroutante par sa sobriété circulaire autant que par son brasier de lumières, d’où d’ailleurs son nom : Table de désorientation. Le flanc de métal est gravé d’un texte en forme d’adresse.

« Qui es-tu [sergent Blandan] ? Regardons dans le miroir mal poli de notre mémoire », écrit l’autrice, Dorothée-Myriam Kellou, journaliste et écrivaine, dont l’histoire familiale franco-algérienne a nourri ce projet de « contre-monument ». Et face à cette « mémoire à trous », grevée de silences, la réponse appartient au passant, qui, observant son visage réfléchi dans la glace du métal, est invité à « combler les blancs et interroger l’impensé colonial », souligne Dorothée-Myriam Kellou.

« Contextualiser et éclairer »

L’initiative est une grande première en France. La proposition du contre-récit à opposer aux statues coloniales controversées, en lieu et place des déboulonnages – tels que les Etats-Unis en avaient connu dans la foulée du mouvement Black Lives Matter –, vient de trouver à Nancy sa première inscription dans l’espace public. « Il ne s’agit pas de déboulonner les statues ni de débaptiser les rues, mais de les contextualiser, de les éclairer et, quand l’histoire le commande, de les accompagner d’une œuvre qui propose un autre regard », lance à la foule, rassemblée place de Padoue, le maire de Nancy, Mathieu Klein (Parti socialiste), ajoutant : « Nous refusons l’effacement brutal, nous refusons les censures simplistes, notre voie est celle de la mémoire plurielle, de l’histoire assise dans le débat, de la dignité partagée. L’injustice du passé ne se corrige pas par l’aveuglement du présent. »

Il aura fallu un écosystème à Nancy assez unique pour féconder cette réponse inaugurale au grand débat sur l’avenir des statues coloniales. En sus d’une municipalité politiquement attentive se sont mêlés l’implication d’institutions culturelles – Musée des beaux-arts de Nancy, Palais des ducs de Lorraine-Musée lorrain –, le travail pionnier de l’historien Etienne Augris, ainsi que le rôle catalyseur de Dorothée Myriam-Kellou et de son père, Malek Kellou. L’histoire commence précisément en 1990, quand Malek Kellou, cinéaste-réalisateur installé à Nancy, croise sur son chemin la statue du sergent Blandan, fraîchement scellée place de Padoue.

Or, il la connaît fort bien, cette massive silhouette de bronze hérissée d’une baïonnette. Elle avait hanté ses nuits de gamin durant la guerre d’Algérie, alors qu’elle trônait au cœur de Boufarik, à 35 kilomètres d’Alger. « Rapatrié » en 1963 à Nancy, où est basé le 26e régiment d’infanterie, dont le sergent Blandan était une figure tutélaire, le monument guerrier a somnolé à l’ombre d’une caserne durant plus d’un quart de siècle, avant d’être réinstallé dans l’espace public à l’initiative du maire d’alors, André Rossinot. Pour Malek Kellou, ce retour du « fantôme » Blandan dans sa vie a été un choc.

Quête mémorielle

Le refoulé colonial resurgissait brutalement. Lui qui s’était muré dans le silence sur la guerre d’Algérie et ses traumas se lance alors dans un projet de film : Lettre à mes filles. Il se sent enfin prêt à leur raconter son histoire tue, celle des villages de regroupement en Kabylie, du déracinement, de l’exil. « J’ai demandé à mon père s’il souhaiterait déboulonner la statue, raconte aujourd’hui sa fille Dorothée-Myriam, qui a consacré un livre à sa quête mémorielle (Nancy-Kabylie, Grasset, 2023). “Pourquoi l’enlever de son socle ?, m’a-t-il répondu. Qu’elle nous serve de support de mémoire et de réflexion sur l’histoire.” » Ainsi a levé la graine de ce contre-monument.

La Table de désorientation de la place de Padoue à Nancy fera-t-elle école ? La mairie du 1er arrondissement de Lyon, où trône une seconde statue du sergent Blandan – natif de la ville –, a marqué son intérêt et pourrait s’inspirer de l’expérience. Quand on sait que la plupart des 95 statues, 12 bustes et 7 stèles installés dans des lieux publics sous l’Algérie française ont été « rapatriés » dans l’Hexagone après 1962, on mesure l’échelle du débat à venir.

« Il n’y a pas eu de contestation à proprement parler de ces monuments quand ils ont été réinstallés dans l’espace public en France, observe l’historienne Julie Marquet, spécialiste de la représentation coloniale dans l’espace public. En revanche, la vague mondiale de contestation à partir de 2020 entraîne un nouveau regard sur eux. Et en ce sens, les œuvres additionnelles comme celle de Nancy peuvent être des propositions très riches de dialogue. »