Bookclub, France culture
À travers leurs livres “Ne m’oublie pas“ et “Nancy Kabylie”, Jean-Marie Donat et Dorothée-Myriam Kellou auscultent tour à tour la microhistoire de l'immigration des années 60/70 en France, le poids du silence hérité, et retissent un dialogue rompu entre les deux rives de la Méditerranée.
Avec
Jean-Marie Donat collectionneur et éditeur
Dorothée-Myriam Kellou écrivaine et documentariste pour la radio et le cinéma
Ne m’oublie pas (éditions delpire & co) est né de la découverte par Jean-Marie Donat du fonds photographique du Studio Rex situé dans le quartier populaire de Belsunce à Marseille. Essentiellement composé de photos de migrants d’Afrique du Nord et de l’Ouest, des photos d’identité réalisées pour des raisons administratives, côtoient des photos de studio prises en France destinées aux proches restés au pays. Toutes ces images rassemblées sont restées dans les archives de la boutique, faute de temps ou d’argent pour venir les chercher.
Dans son roman Nancy Kabylie (Grasset) Dorothée-Myriam Kellou découvre qu’en 1960, son père et sa famille ont été contraints de quitter leur village de Mansourah, en Algérie, où des populations ont été déplacées sous le contrôle de l’armée française. Un chapitre mal connu d’une guerre sur laquelle beaucoup d’ombres demeurent. De Nancy où elle a grandi, en passant par l'Égypte, la Palestine et les États-Unis, Dorothée Myriam Kellou remonte le temps, celui où ses parents - Catherine, jeune française en voyage solidaire en Algérie, et Malek, jeune réalisateur algérien aux sympathies communistes -, se sont connus et aimés. L'autrice évoque aussi son enfance, sa double culture, la force et les tiraillements qu'elle engendre, et le poids du silence lié à la guerre, aux déplacements de population et aux camps organisés.
La question d'Elena à Dorothée-Myriam Kellou :
"Est-ce que, selon vous, le retour sur le lieu de la blessure est incontournable ? Et si le retour n’est pas possible, où chercher les sources de réparation ?"
Dorothée-Myriam Kellou : "Il y a beaucoup de détours avant d’arriver à l’endroit de la blessure. Il faut s’y préparer et c'est un voyage bouleversant. C'est des questions que beaucoup de jeunes femmes que j’ai pu rencontrer autour du livre me posent comme : 'mon père ne peut pas me parler, mon père est déjà décédé, comment faire ?' Alors, bien sûr, si c’est possible, le mieux est de retourner sur les lieux et de retrouver d’autres ancêtres qui pourront nous raconter. Mais parfois, l’accès au pays n’est plus possible, ou bien, la mémoire a disparu. Et finalement, je pense que c’est là que tout ce travail d’écriture par d’autres devient si important. Ensuite, il y a l’universalité. Je suis passée par la question palestinienne pour comprendre la situation de l’Algérie coloniale, je suis allée à Gaza, à Jérusalem-Est et, au quotidien, documenter la question des déplacements forcés, ça m’a beaucoup aidé à comprendre ce qui a pu être vécu intérieurement par mes ancêtres."
La question de Mathieu à Jean-Marie Donat :
"Est-ce que vous avez eu des descendants ou bien des enfants photographiés, dont l'image est publiée, et qui vous ont contacté pour vous dire : 'Ah, c'est moi, c'est mon grand-père, c'est ma grand-mère ?' Et si oui, les avez-vous rencontrés et rendu les portraits qui sont les leurs ? J’aimerais savoir s’il y a du lien et un suivi dans cette histoire ?"
Jean-Marie Donat : "La réponse est non. À ce jour, personne n'est revenu vers moi pour me dire qu'effectivement, il avait rencontré un parent, ou reconnu un aïeul."
Des photos qui représentent l’histoire de l’absence
"Dans les photos de proximité d’Assadour et Grégoire, il n’y a aucune notion artistique. Tous les dix ans, ils prenaient le matériel et le brûlait dans le jardin parce qu’il n’avait plus de place. Pour eux, il ne s’agissait pas de faire œuvre de mémoire. Et donc, ils ont dû faire peut-être un ou deux millions de photos, on ne peut pas vraiment savoir. Dans ce que j’ai récupéré, j’ai plus de 250 000 portraits : ça fait tourner la tête. Alors, pour moi, agencer c’est photo, c’est les mettre en musique. Quand je récupère ces archives, plusieurs typologies de photos s’offrent à moi : Les photos de portefeuilles, c’est-à-dire celles qui traversent la méditerranée, et que les hommes ont dans leurs portefeuilles, les photos administratives, faites à Marseille au studio Rex, les retirages, les agrandissements ou les photomontages des photos de portefeuilles et enfin les photos de studio scénarisées. En fait, toutes ces photos, c'est l’histoire de l’absence." Jean-Marie Donat